Review:
Un road-movie funèbre jusqu'à la terre paternelle par Sibylle Lewitscharoff...
La narratrice (la cadette) hait son père - à la fin du livre elle découvrira que c'est une haine «nourrie de bons sentiments» - et dans le même élan la Bulgarie, l'ancienne Thrace antique, le berceau d'Orphée devenu «un pays d'opérette». Et c'est alors un déferlement d'exagérations, des giclées de fiel, une morbidité quasi burlesque. Rien ne trouve grâce à ses yeux. Le paysage est définitivement défiguré par le béton des années communistes, la nourriture est exécrable - elle ne mange plus que de la salade à la féta -, la mafia règne et les femmes s'habillent comme si elles faisaient le trottoir...
Le ciel et ses nuages, qui cachent des figures bibliques ou des anges, sont là pour rappeler l'index dressé et les injonctions paternelles. Sans compter les simples fantômes, celui du suicidé avec son maudit bout de corde, celui du grand-père adepte de la vie simple à la Tolstoï, ou celui de la trottinante et harcelante grand-mère bulgare. (Frédérique Fanchette - Libération du 12 février 2015)
Dans Apostoloff (c'est le nom du guide), la narratrice est mise sur la route du pays paternel à cause de la lubie d'un milliardaire douteux, Tabakoff, lequel se met en tête d'enterrer dans un cimetière de Sofia tous les défunts que comptent ces exilés de Stuttgart. La voyageuse, un peu marginale, et sa soeur (grande amoureuse et bourgeoise) vont découvrir en touristes la Bulgarie paternelle. Mais sans y trouver ni résilience, ni illumination, ni nostalgie romantique...
La conclusion de ce périple, au cours duquel on rit beaucoup sous l'accumulation de situations cocasses et des méchancetés des visiteuses, est sans appel : au bout de la route gît «une haine pétrie de bons sentiments». Pas question de «se reconstruire», comme le veut la novlangue psychologisante d'aujourd'hui, mais bien plutôt de «tenir les morts en respect». (Nicolas Weill - Le Monde du 26 février 2015)
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SUR LA ROUTE
Nous, dis-je à ma soeur, pour le moment, nous nous en sommes encore bien sorties. Ma soeur est assise à l'avant sur le siège du passager et se tait. Seule une minuscule inclinaison de la tête en direction de la vitre laisse entendre qu'elle a compris. Elle est habituée à mes révélations et sait ce qu'il faut en penser.
Disparu, parti et point final, dis-je. Un père qui met un point final avant d'avoir démoralisé toute la famille est plus à célébrer qu'à condamner.
Mettre un point final, ce n'est pas un hasard si ça se passe en plein jour, hein ? Il y a quelque chose qui doit vous en boucher un coin quand c'est fini, non ? Mettre un terme, se démettre, mettre un coup. Là maintenant, mettre un coup, frapper l'appui-tête, c'est un geste de boxeur, mais tout reste en suspension ; plus rapidement qu'elle ne s'est levée, la main repose à nouveau sur mon genou. C'est idiot ? Oui, bien des choses que je fais sont idiotes, mais jusqu'à présent je n'ai pas encore trouvé la parade. Ma soeur, pour l'instant, ne me voit ni ne m'entend, parce qu'elle sourit à Rumen et que le bruit de la voiture avale les bruits plus subtils.
Parfois, je parle à ma soeur comme si je parlais dans le vent. Elle connaît les envolées dont je suis capable, dans lesquelles notre père s'en tire rarement bien, la plupart du temps mal. Concernant notre mère, nous sommes d'un mutisme d'acier. Ce qu'il y a d'enchanteur chez ma soeur, c'est qu'elle ne me prend pas au sérieux et me pardonne tout. C'est une soeur aînée exemplaire qui aborde sa cadette avec une patience d'ange. Bien que maintenant nous ne soyons plus très jeunes, ma soeur, qui n'a que deux petites années de plus que moi, pense qu'elle a affaire à une enfant innocente, aux marottes de laquelle on fronce un peu les sourcils, en croyant en toute bonne foi que les choses finiront par rentrer dans l'ordre.
Rumen Apostoloff n'est pas habitué à nous, ses cheveux se dressent jusqu'à la pointe au garde-à-vous. Mes discours l'effraient, il adore ma soeur. Son ouïe est excellente, il comprend presque toujours ce que nous disons, sauf que, quand nous basculons intentionnellement dans un souabe assez carabiné, son sens de détective pour la langue parlée ne vient pas à bout des sons mous, aplatis.
Rumen est notre Hermès, il porte les langues dans un sens dans un autre, conduit et trouve le chemin en conduisant, il est l'un de ces conducteurs bulgares désespérés qui n'ont aucun regard pour tout ce qui crève au bord de la route, laquelle défile à toute allure. Il est notre dévoué paquet de nerfs qui traverse son pays désespéré, un pays qui, la nuit, est encore beaucoup plus désespéré.
Nous, dis-je à ma soeur, nous ne pouvons pas nous plaindre. Nous avons été nourries, nous n'avons pas été battues, nos longues études ont été financées et, au bout du compte, il y a même eu de quoi nous laisser un modeste héritage. Que demander de plus ?
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